Ne pas s'arrêter. Ne pas s'arrêter. Ne pas s'arrêter. Rebecca trébuchait de fatigue mais elle se forçait à continuer à mettre un pied devant l'autre. Elle avait fini par perdre le compte des jours où la chose s'était produite. Ca ne pouvait pas être il y a bien longtemps, mais ça lui semblait être des années. Une seconde, elle rentrait du travail, l'autre, elle se retrouvait au milieu de déco apocalyptique, à la fois familier et différent.

Son premier réflexe, une fois le choc passé, avait été de courir aux appartements de ses soeurs pour vérifier qu'elles allaient bien. Quel n'avait pas été le choc en découvrant l'inconnu qui lui avait ouvert à la place, et pire encore quand, se rendant à la seconde adresse, elle s'était rendue compte que l'immeuble n'existait même plus! Elle était passée à son propre appartement, pour découvrir que son nom n'était plus sur l'interphone, que les commerces qu'elle connaissaient avaient pour la plupart disparu. Elle avait pu acheter un peu à manger grâce à l'argent qu'elle avait sur elle, mais elle n'en avait quasiment plus.

Une vieille boulangère l'avait prise en pitié et lui donnait quelques restes, le soir, lui disant qu'elle lui rappelait la jeune infirmière qui s'occupait de son frère dans son enfance. Rebecca commençait à comprendre ce qu'il se passait, mais elle refusait de l'admettre. Ce n'était pas possible. Pas possible. On ne pouvait pas... Et pourtant... Tout était pareil sans l'être... tout faisait plus moderne... et il y avait même ces affiches géantes de Steve... Si ça, ce n'était pas une preuve...  Le prix à payer était pourtant trop gros pour qu'elle n'accepte la vérité. D'ailleurs, la vérité elle-même ne l'acceptait pas, se répétait-elle dans ses journées à errer dans son ancien quartier. Elle n'avait plus aucune existence: personne ne la connaissait, ne se souvenait d'elle, même pas l'administration et encore moins sa banque !

Rebecca n'était pas du genre à se résigner. La chose dont elle avait le plus besoin actuellement était de l'argent, aussi passait-elle ses journées à chercher du travail, sans trop attirer l'attention, et sans succès pour l'instant. Elle ne savait pas répondre à la moitié des questions qu'on lui posait, n'avait pas les papiers nécessaires. Mais elle continuait, car il fallait bien s'occuper à quelque chose, non? Une fois qu'elle aurait un travail, elle pourrait trouver un endroit où dormir, et de là, chercher une solution à ses problèmes. Une chose après l'autre.

Le pire restait donc la nuit. Elle se félicitait d'être en été, car elle n'avait pas à craindre le froid, et que les rues restaient animées tardivement. Mais il y avait toujours un moment où même les fêtards rentraient cuver leurs excès, et où elle n'était qu'une femme seule et vulnérable dans une grande ville. Elle préférait passer ces heures à bouger, à apprivoiser la ville, comme si cela lui permettait d'apprivoiser sa peur. Mais, à l'heure la plus sombre, la fatigue commençait à l'emporter. Elle trébuchait. Marchait les yeux fermés, se montrait moins prudente, commettait des erreurs.

"Eh, fais-gaffe !" Le cri, assorti d'une injure bien sentie, la fit sursauter.

Une femme aux pupilles dilatées, tenant en laisse un molosse rétif, la bousculait avec rage en l'injuriant. Rebecca lui était rentrée dedans sans s'en rendre compte, et le petit sac de poudre blanche qu'elle tenait en main s'était renversé. La femme lui crachait son indignation à la figure, exigeait qu'elle la rembourse, et son agitation se transmettait à son molosse.

"Je suis désolée", marmonna Rebecca en rentrant la tête dans les épaules. "Je ne peux pas... je n'ai pas d'argent..." Elle recula de quelques pas pour contourner le problème, mais celle-ci n'entendait pas lâcher l'affaire et s'avança à son tour. Le chien commençait à tirer sur sa laisse, aboyant sur Rebecca de tout son saoûl. "Vraiment, je m'excuse... s'il vous plait, votre chien..."

"Quoi mon chien ?" répondit l'autre, secouant la laisse pour l'impressionner. Son geste fut trop brusque et l'objet lui échappa des mains. Le molosse bondi dans la seconde sur Rebecca, qui, prise de panique, parti en courant dans la direction opposée.

Quelques secondes s'écoulèrent avant que Rebecca ne remarque qu'elle n'était plus suivie. Les aboiements s'étaient transformés en gémissements et elle ne put s'empêcher de regarder derrière son épaule. La lumière des lampadaires éclairait juste assez la scène pour qu'elle voie le chien sauter sur l'homme qu'elle venait de croiser, puis faire subitement demi-tour, la queue entre les jambes. Elle arrêta immédiatement de courir et s'appuya sur le premier mur qui lui tomba sous la mains en inspirant à grands coups, sans quitter l'inconnu des yeux. Il regardait son bras d'un air désintéressée, et Rebecca se demanda si le chien l'avait mordu. Et puis, comment s'en était-il débarassé aussi facilement, d'ailleurs ?

Elle hésita un instant à continuer à courir. Un homme seul dans une rue la nuit n'était pas plus rassurant qu'un chien enragé. Mais elle était trop fatiguée. Son souffle était devenu erratique à la minute où elle avait cessé l'effort, l'air qu'elle inspirait lui brûlait les poumons. Si l'étranger était mal intentionné, elle n'était pas du tout en état de lui résister. Plus d'un homme aurait profité de la situation pour la toucher sous prétexte de l'aider, or, lui ne l'avait pas fait. Juste un geste de gentillesse après ces jours d'errance, c'était tout ce dont Rebecca avait besoin à ce moment-là pour faire confiance. Rassemblant ses bonnes manières, elle fit quelques pas en avant.

"Vous êtes blessés, monsieur ? Je suis désolée, c'est après moi que ce chien en avait... Voulez-vous que je regarde ? Je suis infirmière..."

Malgré ses efforts pour paraître avenante et détendue, elle conservait une attitude défensive, et sa voix tremblait plus qu'elle ne l'aurait voulu.

L'homme la rassura sur son état mais ne semblait pas disposé à se retourner. Voilà qui était étrange, songeait l'esprit fatigué de Rebecca, sans pour autant être capable d'en tirer une quelconque conclusion. Il faisait nuit, un inconnu venait la sauver d'un péril aussi dangereux que ridicule, puis se comportait bizarrement... il y avait trop de signaux contradictoire pour qu'elle en ait une interprétation. Heureusement pour elle, l'homme mis fin à son dilemme en lui faisant enfin face.

Elle comprenait enfin pourquoi il avait hésité à se retourner. Ses vêtements étaient en piteux état. Il avait eu de la chance que le chien ne morde que sa manche, car celle-ci n'avait pas survécu. Mais c'était surtout sa pâleur cadavédrique, visible même dans le faible éclairage, qui saisi Rebecca. Instinctivement, elle resserra ses bras et seule sa bonne éducation lui permis de ne pas faire un pas en arrière. Elle ne voulait pas insulter quelqu'un qui venait de l'aider, et qui semblait encore s'inquiéter de sa sécurité. La jeune femme remarqua d'ailleurs qu'il faisait son possible pour ne pas avoir l'air menaçant. Il devait avoir l'habitude de provoquer le rejet chez les autres.

C'était une attitude qu'elle connaissait bien depuis qu'elle travaillait - ou avait travaillé - avec des blessés de guerre. Lorsque les gens voyaient leurs cicatrices et leurs infirmités, leur premier réflexe était la peur. Rebecca avait toujours trouvé cela paradoxal, car comment pouvait-on avoir peur d'une personne diminuée physiquement, qui ne représentait ni un danger physique, ni bactériologique. Après tout, il n'y avait rien de moins contagieux que les blessures par armes de guerre.

Rebecca oublia que l'homme face à elle n'était ni blessé, ni mutilé, bien au contraire, et venait de faire fuir un chien d'attaque aussi facilement qu'un chat courre après une souris. Elle oublia aussi que son aspect suggérait une maladie qui, elle, pouvait s'avérer contagieuse. Son empathie repris le dessus, se raccrochant aux choses qu'elles connaissaient et lui rappelaient sa maison, et elle s'adressa à lui en oubliant l'ambiance sordide de leur rencontre.

"C'est aimable à vous de vous inquiétez, Monsieur. Croyez-bien que j'aimerais rentrer moi-aussi, si je le pouvais..."

Rebecca ne pouvait pas blâmer l'inconnu de proposer de la raccompagner après avoir explicitement dit qu'elle ne pouvait pas rentrer. Ne comprenant pas elle-même ce qu'il lui était arrivé, il était évident que n'importe qui la croirait géographiquement perdue, ou simplement effrayée à l'idée de rejoindre son foyer... Elle avait déjà expérimenté les deux sensations, et se rendait désormais compte de leur ridicule : car à chaque fois, elle avait fini par retrouver un toit connu. Ici, elle n'avait rien. Elle n'osa cependant pas se confier à l'inconnu : accepter son aide était une chose, lui avouer sa totale vulnérabilité en était une autre.

Mais que faire, alors ? Son instinct lui hurlait de se méfier - Rebecca comprenait très bien la peur du chien. Ce n'était pas juste son apparence, c'était ce qu'il dégageait. Pourtant, il mettait du coeur à se dissocier de l'impression qu'il provoquait. De plus, c'était elle qui lui avait avoué ne pas pouvoir rentrer. Et un peu de compagnie... elle n'avait pas eu une vraie conversation depuis des jours !

"Oh, vraiment ? Ce serait très gentil de votre part !" lui répondit-elle donc, un peu honteuse d'abuser de sa gentillesse. "J'habite par là."

Elle désigna d'un geste vague la rue dans son dos et se mit à sa hauteur. C'était effectivement la direction de l'ancien appartement familial, mais elle savait bien qu'elle ne pourrait pas y rentrer. Elle aviserait sur ce qu'elle ferait une fois le moment venu. En attendant, elle ne voulait pas que le silence ne s'installer.

"Je m'appelle Rebecca. Et vous ?"

Le pas de Rebecca était un peu hésitant. Elle avait voulu engager la conversation avec le dénommé Eric, puisqu'elle pouvait enfin mettre un nom sur l'étrange personnage, mais il ne semblait pas très sociable. Chacune de ses réactions la surprenait. Qui venait au secours de quelqu'un pour ensuite donner l'impression de ne surtout pas vouloir de compagnie ? La jeune femme commençait à se demander si elle avait bien fait de d'accepter qu'il ne la raccompagne : même s'il avait proposé de lui-même, cela ne semblait pas réellement lui plaire. Et comment réagirait-il lorsqu'il s'apercevrait qu'elle le menait en bateau ?

Elle ne marchait pas très vite, tant par fatigue que pour gagner du temps. Pour l'instant, ses pieds bougeaient tous seuls, tant ils connaissaient par coeur le chemin de son ancien chez elle, et elle décida de briser le silence incomfortable qui s'était installé:

"Vous êtes originaires du quartier ?"

Rebecca avait pris soin de prendre un ton léger, mais elle était en réalité à la pêche aux informations. Recroiserait-elle Eric si elle continuait à errer ici ? Se rendrait-il compte qu'elle était désormais une sans-abris ? Faudrait-il qu'elle renonce à rester à Brooklyn et trouve un autre endroit où tourner en rond ? Elle savait bien que cette situation ne pouvait pas durer, mais l'absence de solution la tétanisait. Il faudrait qu'elle accepte peut-être de se rendre à une charité, si de telles choses existaient dans cet étrange univers.

Sa tentative de conversation tomba à plat, tant la réponse d'Eric était vague. Il n'avait vraisemblablement pas envie de parler de lui. Tant pis... Rebecca continua d'avancer sans conviction. Bientôt, ils dépassèrent l'immeuble qui avait été le sien et elle ne sut plus où aller. Elle emprunta de nouvelles rues sans changer de cadence mais elle n'était pas douée pour marcher sans but, elle avait besoin d'aller quelque part. C'était à ça que servait une rue, ce n'était pas un lieu où flâner, surtout en plein milieu de la nuit. Elle dissimula ses hésitations du mieux qu'elle put à son compagnon de route, espérant qu'il ne remarquerait rien. Mais c'était encore plus difficile sans tenir la conversation, qui était habituellement un très bon subterfuge pour divertir l'attention des hommes.



Il lui fallut quelques secondes pour réaliser qu'il s'était arrêté. Elle se retourna et il lui fit comprendre qu'il l'avait découvert. On y était... Rebecca savait que cela allait arriver, mais elle avait beau l'anticiper depuis dix minutes, elle n'avait toujours pas trouvé une excuse convenable. Elle qui gérait pourtant beaucoup de situations stressantes au quotidien depuis des années se retrouvait complètement démunie. L'angoisse et la fatigue reprirent le dessus, et elle ne trouva rien de mieux à faire que de fondre en larmes. Pas une petite crise facile à cacher dans la pénombre, non, de gros sanglots bruyants qui s'imposaient dans le cœur de la nuit. Cela ne fit qu'accroître sa panique d'être si exposée face à un inconnu, et sans réfléchir, elle dévoila tout :



" N...non, je suis d-désolée... je ne v... voulais pas abuser de votre gen-gentillesse". Elle prit une grande inspiration qui n'eut aucun effet sinon déclencher de nouveaux pleurs, et elle cacha son visage dans ses mains. "Je suis perdue... depuis d-des jours. C'était chez moi et ça ne l'est p-plus... je ne sais p-p-pas pourquoi."



S'il ne comprenait pas, elle ne pouvait guère faire mieux.

Le geste d’Eric surprit Rebecca, qui ne s’attendait pas à un contact physique. Malgré son attitude serviable, il s’était montré plutôt distant depuis leur rencontre, par les gestes comme par les paroles. Le visage enfoui dans ses mains, elle ne l’avait pas vu venir et sursauta violemment lorsqu’il tenta de la rassurer. Elle leva timidement les yeux et le vit pour la première fois de près malgré sa vue brouillée. Il n’incitait vraiment pas à la confiance. Son teint était encore plus pâle que ce qu’elle soupçonnait et son regard bien accordé à l’heure de la nuit. Pourtant, sa tentative de réconfort fonctionna. La jeune femme avait redouté qu’il se vexe, se mette en colère, et la plante ici - voir, elle avait honte de le penser - ne s’en prenne à elle. Au lieu de quoi, elle ne rencontrait que de la compréhension et du soutien. Pour la première fois depuis des jours, elle était traitée avec un semblant d’humanité, qui venait d’une source inattendue. Cet homme qui transpirait la défiance et la solitude savait sans doute de quoi elle parlait, et, alors que d’autres n’en auraient conçu que de l’amertume envers autrui, il lui proposait son aide... C’était son soir de chance, sans doute. Il en fallait bien un peu après ces jours horribles.

« M...merci, c’est gentil » soupira-t-elle en essuyant ses larmes, sans parvenir encore à arrêter ses sanglots. « Je ne v-voulais pas abuser m-mais je ne sais plus quoi faire. »

Eric posa ensuite la question. La question logique à laquelle elle ne pouvait pas répondre logiquement. Aider une femme dans le besoin, c’était une chose, mais il serait peut-être moins volontaire si elle se mettait à lui parler de portails invisibles et de ce qu’elle soupçonnait être un voyage dans le temps. Elle-même n’était pas sûre de ce qu’elle vivait, et si elle se doutait qu’il ne l’emmènerait pas droit à l’asile, il la laisserait peut-être tomber s’il croyait qu’elle était trop folle pour être aidée. Mais Rebecca ne voulait pas lui mentir pour autant. Il avait été suffisamment patient, elle lui devait bien... les explications qu’elle pouvait fournir.

« Dans la rue » avoua-t-elle donc honteusement en regardant ses pieds. « J’étais à Manhattan pour le travail et... quand je suis revenue, je n’avais plus mon appartement. »

Elle ne pouvait pas faire mieux.

Voilà qu’il l’excusait de ses mensonges, et lui proposait même de l’aide malgré ses explications plus que brouillonnes... Rebecca n’en revenait pas de sa chance et contempla Eric avec un regard à la fois reconnaissance et perdu, alors que les larmes coulaient moins vite sur ses joues. Sa poitrine se soulevait encore quelque peu erratiquement mais elle ne manquait plus de s’étouffer à chaque inspiration, ce qui constituait un net progrès. Lorsqu’Eric lui demanda pourquoi elle n’avait plus d’appartement, elle ne put cependant pas réprimer un nouveau sanglot de panique.

« Je ne sais pas » bretouilla-t-elle piteusement, serrant ses bras contre sa poitrine. « On vient de passer devant mon immeuble mais... » Elle hésita, ne sachant toujours pas s’il était vraiment bon de dire la vérité. Oh, et puis zut, au point où elle en était ! « Ce n’est plus mon appartement. Ni mes voisins... »

Vraiment, elle aurait voulu être plus claire, mais même avec elle-même elle ne pouvait l’être. Les explications qui lui venaient à l’esprit n’étaient absolument pas rationnelles et l’esprit bien ordonné de Rebecca refusait encore de les verbaliser, comme si cela les rendrait réelles une fois pour toutes. Peut-être que, tant qu’elle ne le disait pas à haute voix, elle avait une chance de se réveiller de ce cauchemar. Pourtant, cette nuit, cette rencontre avec Eric, ne faisait que rendre la situation plus réelle, et elle ne pouvait se permettre de laisser les superstitions lui voler l’occasion de passer une nuit quelque part. Ou que ce quelque part fut-ce, ce serait toujours mieux que dans la rue, non ?

Non ? Son esprit et son éducation luttaient contre l’idée de suivre ce quasi inconnu dans un lieu tout aussi inconnu. C’était de la folie, toute femme saine d’esprit le savait. Eric avait bien raison lorsqu’il disait qu’il fallait lui faire confiance: on n’allait pas n’importe où avec n’importe qui. Et, si elle voulait bien voir au delà des apparences et de la bizarrerie de l’homme, elle ne comprenait pas pourquoi il lui proposait autant d’aide. Ne pas laisser quelqu’un dans une situation de danger quand on passait à côté, c’était la moindre des civilités, du moins, dans ses valeurs à elle. Mais proposer une aide aussi extensive...

« Pourquoi ? » demanda-t-elle donc, sachant qu’il fallait crever l’abcès. « Je vous remercie de votre proposition, mais pourquoi m’aidez-vous comme cela ? On ne se connaît même pas... »